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Flagrant délit de tendresse

DERNIER ÉPISODE
Résumé de l’épisode précédent :
Steeve est troublé par l’attirance indéniable qu’il éprouve envers Emma. En quête de réconfort et de réponses à ses questions, il se dirige vers le Café Chaos, où l’attend une copie de Trente Arpents. Delilah annonce à sa mère qu’elle est enceinte ; cette dernière vient la rejoindre à Montréal et prend la situation en main. Francis, apprenant la nouvelle de la grossesse de Delilah, ressent un déchirement intérieur qu’il s’explique mal.

Margaret avait engagé le plus instruit historien de la Société généalogique canadienne-française pour mener une recherche discrète sur les origines de Francis. Au comble de la stupeur et, au même moment, du soulagement, elle apprit que Francis cachait, sous son allure prolétaire, deux quarts de noblesse irlandaise. Margaret pourrait donc faire l’annonce officielle, d’abord à ses amies du Daughters of the American Revolution, puis à la presse, du grand mariage en blanc qu’elle organisait pour Delilah. Elle composa le numéro de son majordome-chauffeur, qu’elle conservait sur speed dial, et lui ordonna de mettre en branle les préparatifs ; Delilah serait mariée avec la première éclosion de fleurs, with no baby bump in sight, pensa Margaret.

* * *

Une sonnerie lancinante sort Francis du sommeil chimique dans lequel il était plongé.

«… Allô…», marmonne-t-il, la bouche sèche comme le fond d’un vieux cendrier.

- Francis, est-ce que tu dors ? demande Delilah d’une petite voix.

(longue pause)

- Nenon, je suis toute là, dit Francis de sa voix cassée par la fumée.

- J’aimerais ça qu’on parle… des bébés. What do you think of Blanche and Scarlett for girls ?

- Euh… Francis se gratte la tête, tentant de stimuler ses neurones encore endormis par ce qu’il avait pris la veille. Ah ouin… j’vais être papa.

- So ?

- J’pense que ça me plaît… un nom français et un nom anglais, ça marche bin.

- C’est ça exactement ce que j’avais en tête. I want our babies to represent the union of our two cultural heritages. And I’ve always liked the name Blanche…

Le choix du nom Blanche était venu naturellement à Delilah, puisqu’elle avait vu se transposer les traits de Roy Dupuis à ceux de Francis, et ce, depuis le premier jour. La voix virile de Charlebois retentit soudainement et avec violence dans l’appartement.

- Faut que je te laisse, je pense que Steeve file pas. Je te rappelle plus tard mon amour, dit Francis en raccrochant.

* * *

Francis pénétra dans la cuisine emboucanée et se dirigea, sur le pilote automatique, jusqu’à la cafetière. Steeve, attablé, badtrippait littéralement depuis la veille. Emma ne cessait de le surprendre. Honteux, mais cédant à ses désirs, il l’avait ramenée chez lui, c’est-à-dire dans son sous-sol glauque de Longueuil, au plancher recouvert d’un tapis brun-de-gris marqué de brûlures de cigarettes, aux murs inégaux, graisseux et mal peinturés, et aux meubles plus qu’élimés. À la vue des lieux, l’excitation d’Emma crut à vue d’oeil. Elle fit passer sa robe par-dessus sa tête et la lança dans un recoin poussiéreux de l’appartement. Elle lui fit signe de la suivre dans le salon et, trouvant qu’il ne s’approchait pas assez rapidement, elle saisit le col de son chandail et le lui déchira sur le corps. Elle s’étendit sur le vieux futon Ikéa et poussa un soupir s’apparentant à un rugissement. Steeve n’attendit pas plus longtemps pour se précipiter sur elle. Il lui arracha sa culotte et plongea, langue première, dans sa faille de San Andreas. Au fond y coulait un ruisseau ; il ne demandait mieux que de remonter à sa source. Il employait sa rame, d’un bois dur, pour y naviguer. Elle, comme des flots tumultueux, le faisait tanguer d’avant en arrière. Il sentit enfin qu’il touchait au but lorsque le corps d’Emma, comme la mer pendant l’orage, fut secoué de soubresauts. Il jaillit tel un geyser, inondant sa faille d’une douce liqueur.

Bref, ils avaient eu une christie de bonne baise, pensait Steeve. Mais le sexe, c’est pas tout. Il peinait à surmonter le conflit identitaire que cette relation faisait surgir en lui. Lésait-il ses convictions et ses valeurs québécoises en s’unissant à une anglo ? Il se rappelait le discours qu’il avait fait à Francis quand ce dernier lui avait annoncé qu’il sortait avec son Américaine. Mais il se remémorait très graphiquement le plaisir qu’avait pris Emma dans son salon hier… Les deux arguments pesaient aussi lourd dans la balance.

De l’autre côté de la table, Francis ressentait un déchirement semblable à celui de Steeve. Sirotant un mauvais café filtre, il songeait à son futur en tant qu’Américain. Perdrait-il son français après quelques années là-bas ? Demeurerait-il, au fond de lui-même, un vrai Québécois ? « Au moins, se dit-il, j’vais améliorer mon anglais pis je vais avoir l’air moins con quand je vais parler avec Delilah. » La question était tranchée et il se sentit serein d’avoir pris une aussi bonne décision. Steeve et Francis émergèrent de leurs pensées à ces mots de Charlebois : « Entre deux joints tu pourrais faire quequ’chose, entre deux joints tu pourrais t’grouiller l’cul. » Ils furent frappés de la vérité des paroles de cette chanson et, se regardant dans les yeux, ils comprirent qu’ils avaient tous deux fait leur choix, le bon.

* * *

Ils se tenaient près de la porte d’embarquement 26. Delilah s’accrochait à sa valise comme à une bouée de sauvetage. La tristesse donnait un air plus petit, plus fragile à son visage. Francis lui caressa la joue doucement. Comme ces deux semaines seraient longues et déchirantes ! Francis tenta de prendre une voix virile pour rassurer sa fiancée, mais les mots se perdirent dans sa gorge.

Deux semaines avant que je te revoie… dans ta belle robe blanche, t’avançant vers moi dans l’église, dit Francis d’un ton qu’il voulait poétique. Delilah leva des yeux emplis de larmes vers lui ; elle l’aimait si profondément, elle en avait mal à l’âme. Ou était-ce un coup de pied d’un des bébés ?

-I really don’t care about the wedding right now. All I want is to be with you… sanglota Delilah.

- Je sais, mon amour, mais pour qu’on puisse être vraiment ensemble, on doit se marier, répondit Francis, qui assumait maintenant pleinement son futur rôle de mari et de père de famille.

On appela les passagers du vol de Delilah ; le moment si redouté était venu. Delilah marcha d’un pas flageolant vers le quai d’embarquement.

Dans l’avion, Delilah sortit un mouchoir blanc de son sac à main. Sentant l’appareil prendre de la vitesse et décoller de terre, elle secoua son mouchoir frénétiquement devant le hublot, comme le faisaient les personnages des films romantiques qu’elle affectionnait tant. Elle vomit dans son mouchoir alors que l’avion atteignait son altitude de croisière. « Goddamned morning sickness !»


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