Aller au contenu

Flagrant délit de tendresse

Épisode 9

Longueuil. 8:43 AM

Domicile du 1434, Rue Dollard, app. 6.

Il ouvre un oeil, puis l’autre. Il se rend compte tout de suite d’un changement subtil dans la composition de l’air. De l’électricité, pense-t-il. Oui, il y a de l’électricité dans l’air.

Dans la cuisine, son cousin est assis à la table et s’affaire à découper un bout de rideau rouge avec des ciseaux. Décidément, il se passe quelque chose de pas normal. Des dizaines de carrés rouges aux angles croches sont éparpillés partout. Steeve n’a jamais eu beaucoup de talent pour le découpage. Le voici qui lève vers lui des yeux écarquillés et qui lance : « Man, ça y est, c’est à matin que ça commence ! »

* * *

Montréal. 9:05 AM

7e étage du Leacock, McGill University. Un bureau.

Elle frissonne, pas à cause de la fraîcheur de l’air de novembre. Son directeur la dévisage, de ses yeux où luit une colère hagarde. « Vous avez eu vent de ce qui se passe, n’est-ce pas, Miz ? » Elle acquiesce et retient sa respiration. Ne pas sentir son odeur, cette exécrable haleine de café moisi.

Elle ne l’a jamais vu dans un tel état. La veine de son front palpite si fort qu’elle menace d’exploser. « Je tiens à vous prévenir. Restez en dehors de ces histoires ridicules. Ne vous retrouvez pas mêlée à cette bande de babouins qui ne cherchent qu’à perturber le bon ordre social. Vous n’avez rien à faire avec cette populace inférieure… vous savez, certains ont pénétré les murs de cette vénérable institution à laquelle nous appartenons, vous et moi. Vous et moi…»

Partir. Au plus vite. S’enfuir de l’âtre nauséabond de cette brute sanguinaire. « Veuillez m’excuser, je… on m’attend. »

* * *

Montréal, 11:29 AM

Coin Berri-Sainte-Catherine, place Émilie-Gamelin. Une foule.

L’électricité, ici, se sublime en énergie pure. La fièvre syndicaliste le gagne, et déjà il regarde avec une affection fraternelle tous ces manifestants qui, comme lui, arborent un carré de rideau rouge. Qu’importe qu’il ne sache pas exactement ce qu’il fait là, il a l’impression de trouver ici, dans cette foule disjonctée, une communauté prête à l’accueillir. Pas comme ces hostiles anglophones de McGill… Sauf, bien sûr…

Des slogans sont lancés. « À mort le capitalisme ». « Soso- so, solidarité ». « Fuck les chiens ». Il gueule, lui aussi. Une caméra s’approche de lui et de son cousin. Un journaliste cherche à capter l’esprit de la manifestation. « Pourquoi êtes-vous ici aujourd’hui ? » Trouver une réplique intelligente pour le monsieur de la télé. Son cousin le devance. « Pour faire la révolution, man ! Le pouvoir au peuple, pis fuck la bourgeoisie ! » Ne trouvant rien de mieux à ajouter, il répète bêtement : « Ouin, fuck la bourgeoisie ! »

Le journaliste s’éloigne, l’air satisfait.

* * *

Québec. 2:45 PM

Colline parlementaire, cabinet du Premier Ministre.

L’attaché politique, nerveux comme à chaque fois qu’il s’adresse au Premier Ministre, ramasse tout son petit courage et ouvre la bouche. « Je viens d’avoir le chef de la police de Montréal au téléphone. La manifestation est sous contrôle, mais… Vous savez que les leaders syndicalistes et étudiants ont lancé un… appel à la grève nationale ? »

Le Premier Ministre gratte sa tête bouclée, feignant l’indifférence. « Ne vous en faites pas, je commence à avoir l’habitude avec ces gens-là. » Une pointe d’inquiétude, malgré lui, a percé dans sa voix.

* * *

Outremont. 5:02 PM

Domicile du 6528, rue Van Horne.

Assise dans le fauteuil style voltaire restauré de son amie Emma, une tisane gingembre et eucalyptus fumante à la main, elle respire un peu mieux. Il lui semble qu’elle vient de passer ce qui pourrait bien avoir été l’une des pires journées de sa vie. D’abord la rencontre avec l’Affreux. Puis son séminaire, où Lui n’est pas venu. Finalement, les restes hostiles d’une manifestation qui l’avaient « accueillie » à sa sortie de McGill.

Emma tente de lui remonter le moral. À la télé, des images de la manifestation tournent en boucle. Distraite, elle se croit soudain prise d’hallucinations lorsqu’elle aperçoit à l’écran son Ovila, au beau milieu d’une jungle de malfamés, qui l’insulte, elle, la bourgeoise.

La voix d’Emma, au loin. « Hey, c’est pas ton étudiant à la télé ? »

* * *

Montréal. 7:51 PM

Café Chaos, rue Saint-Denis.

Épuisé, les cordes vocales à feu et à sang, il parvient tout de même au bar où s’est réuni le groupe de syndicalistes radicaux. Les plus modérés sont rentrés chez eux. Musique punk, bruit des bouteilles que l’on cogne sur la table. Ça parle de complot, de coup d’éclat.

« Moi j’pense qu’y faut fesser là où ça va faire le plusse mal, dit Steeve. Attaquer les bourgeois chez-eux ! »

« Ouais, répond un autre. Y faut frapper à McGill. Pis y faut frapper fort. »

McGill. Le symbole de la bourgeoisie capitaliste anglophone. Merde, pense tout à coup Ovila.


Articles en lien