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La presse écrite, tellement 1999

Multiplication des plates-formes, mutation des habitudes de consommation, démocratisation des moyens de production, fragmentation de l’assiette publicitaire : les changements qui frappent la presse écrite sont majeurs et laissent des cicatrices indélébiles. L’ultimatum lancé par Gesca aux employés de La Presse la semaine dernière est venu nous rappeler brutalement que la « crise des médias » dont les médias—justement—parlent tellement n’affecte pas que d’obscures publications spécialisées comme on pourrait d’abord le croire. Au contraire. Quand même le plus grand quotidien francophone d’Amérique du Nord se retrouve au bord du gouffre, inutile de dire que la crise est bel et bien là.
D’entre tous les choix qui s’offraient à eux, les dirigeants de Gesca ont choisi de cibler les coûts de main‑d’œuvre pour renouer avec les bénéfices. Il est vrai que l’édition du dimanche a cessé d’être publiée depuis le printemps dernier, et que la taille du quotidien a été réduite. Toutefois, l’ultimatum public qu’a lancé Gesca—dans une sortie médiatique ma foi fort stratégique—à ses employés lance la balle dans leur camp en mettant la survie du journal entre leurs mains.

Le syndicat de La Presse a bien sûr exigé de connaître les détails de l’état financier du quotidien, demande à laquelle la direction a refusé de répondre, sinon que partiellement. Rappelons tout de même que le groupe Gesca, qui possède sept quotidiens au Québec et en Ontario, appartient à Power Corporation, propriété de la famille Desmarais. Or, en 2008, cette même corporation a déclaré un bénéfice net de 868 millions de dollars. Les bénéfices du groupe sont certes en baisse par rapport aux 1 463 millions de 2007, mais voilà tout de même un bilan qui nous semble fort enviable par les temps qui courent !

Néanmoins, à part un peu de PowerCorp-bashing facile, la question de fond reste : comment les médias peuvent-ils se financer, alors que la rentabilité de la presse écrite semble être une idée directement tirée de 1999 ?

Économiser sur le dos de la main‑d’œuvre peut, de prime abord, sembler être la solution, mais qu’advient-il alors de la qualité d’une publication ? Que devient le journalisme sans journalistes qualifiés qui sont pourtant les artisans premiers du contenu du journal ? Peut-on toujours avoir un journal digne de ce nom sans payer des gens possédant les qualifications pour faire le travail ?

Selon Philip Meyer, auteur du livre The Vanishing Newspaper, l’extinction des journaux en version papier serait prévue pour 2043. On peut sourire à la lecture de cette prédiction digne d’un ouvrage de science-fiction, mais la situation demeure alarmiste. La presse écrite a beau s’évertuer à s’adapter à l’univers médiatique changeant, il n’est pas simple de revoir toute la stratégie d’affaires derrière la pratique journalistique. Et malheureusement, la question de la qualité du contenu des publications—et par ricochet celle des employés qui créent ce contenu—semble être évacuée d’emblée au profit de considérations essentiellement économiques.

À l’heure où publications d’information se font doubler par Twitter pour propager une nouvelle, que devraient faire ceux qui ont inéluctablement perdu la guerre de la vitesse ? Lutter en vain ou s’avouer vaincu ?

Étonnement, dans toute cette histoire, les journaux qui ont généralement la vie dure se voient pour une fois favorisés—ou plutôt moins durement affectés. Nous sommes donc soulagés de vous annoncer que votre Délit ne va ni mieux ni plus mal qu’à l’habitude. Comme quoi il y toujours un retour de balancier.


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