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Dans le confessionnal

Entretien avec Dany Laferrière

Écrivain grivois, aux titres connus : Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer et Le Goût des jeunes filles, Dany Laferrière, né à Port-au-Prince, mêle la réalité montréalaise à sa genèse haïtienne. Devant un double allongé, il révèle ses pensées. 

Le Délit (LD): Si vous étiez l’entrée lexicale « Dieu » dans le dictionnaire, qu’est-ce qui composerait votre article ?

Dany Laferrière (DL): Tout. Il faudrait écrire la chose de la manière suivante.  Dieu : Tout.

LD : Si vous étiez Dieu, qui seriez-vous ?

DL : Tout. Même réponse. En fait, si j’étais Dieu, je serais le vide absolu. Je n’aurais pas de miroir pour me regarder. C’est bien pour cette raison que je serais obligé de mettre au monde des créatures à mon image. Autrement, je me contenterais de m’admirer, et ce serait une forme de masturbation spirituelle…

LD : Acquiescez-vous à l’affirmation de Nietzsche que Dieu est, et restera, mort ?

DL : Aux dernières nouvelles, Nietzsche aussi est mort. Et, moi-même, je ne me sens pas trop bien ces jours-ci. On est trois dans cette histoire (rires). Si on avait demandé à Dieu, il aurait dit que la nouvelle de sa mort souhaitée par Nietzsche était un peu exagérée et même prématurée. On crée Dieu pour le tuer et permettre ainsi à une prochaine génération de le faire renaître.

LD : Comment percevez-vous les croyances religieuses et spirituelles à Montréal ? 

DL : C’est très étrange. Il y a eu un moment où Montréal avait évacué les croyances et chassé l’Église de la scène. Pendant deux générations, elle avait gommé l’image de Dieu et avait vécu sans culture divine. Pourtant, depuis que la religion musulmane a pris un essor en Occident les Québécois se sont mis à revendiquer le retour de Dieu, un peu par mimétisme. Le spirituel est tellement puissant qu’on a l’impression d’être nu s’il ne nous habille pas. Quand on était entre nous au Québec, le meurtre semblait parfait –c’était le silence absolu. Mais il suffit qu’un nouveau groupe saute sur la scène de la foi en clamant qu’il est prêt à mourir pour Allah pour qu’on revendique, par simple jalousie, un retour précipité de ce Dieu qu’on venait de jeter avec l’eau du bain, à la sortie de la Grande Noirceur. Si le spirituel redevient à la mode, on veut réactiver notre foi pour ne pas être à la traîne.  Notre peur profonde c’est de manquer le train de la modernité. 

LD : Comment percevez-vous cette séparation de l’Église et de l’État dans les foyers ?

DL : La foi du charbonnier avait dominé au Québec.  On se contentait de croire en Dieu.  On n’avait pas la mesure de cette vaste culture qui accompagnait le christianisme –ce que Chateaubriand appelle « le génie du christianisme ».  Dieu n’est pas simplement une divinité religieuse, c’est aussi une culture, disons même une vision du monde.  C’est donc plus difficile de s’en débarrasser que l’on ne pourrait le croire.  On a éliminé le mot Dieu de notre lexique mais pas ce qu’il représente.

LD : Comment cela s’est-il passé ?

DL : Les prêtres se sont simplement convertis en sociologues, en agents communautaires, en professeurs de spiritualité, en éditorialistes donneurs de leçons. Ce sont des traces d’un comportement imbibé de religiosité. Il s’agit d’une Église sans les murs. Comme si on n’avait plus besoin du rappel dominical pour obéir aux Tables de la Loi.  Ce qui est recul par rapport à la situation d’avant : aujourd’hui Dieu s’est infiltré dans notre ADN. On le croyait disparu alors qu’il s’était métamorphosé.  On s’était cru abusivement une société laïque.  Il ne suffit pas de faire silence sur Dieu pour le faire disparaître, surtout qu’une de ses qualités intrinsèque est d’être invisible.  Et là encore ce n’est qu’un aspect public de la question.

LD : Qu’en est-il alors de l’aspect privé ?

DL : Si vous abordez la question de Dieu dans un salon sans ironie, vous êtes sûr de vous faire aborder discrètement par quelqu’un qui s’inquiète de l’épaisseur de votre foi. Êtes-vous croyant ?  Et à une réponse positive, vous vous trouvez en face d’un visage rayonnant. Les gens ont peur de se dévoiler sur cette question. Il y a un embargo, comme si on était dans une société communiste de stricte obédience. C’est le grand tabou. L’impression qu’une bonne partie de la population a gardé sa foi tout au fond de son propre cœur, et cela depuis l’entrée en vigueur de la Révolution tranquille – l’an 1 de la laïcité au Québec. C’est émouvant de voir ces vieilles dames conserver leur foi ainsi en attendant des jours plus ensoleillés. En arrivant au Québec, j’ai été impressionné par deux choses plutôt opposées : d’abord qu’une société si religieuse ait pu se débarrasser de l’église, et qu’on ait prétendu le faire aussi facilement.

LD : Il y a de quoi se surprendre ?

DL : Une telle naïveté est étonnante.

LD : Où est la naïveté ?

DL : On ne peut pas empêcher ou interdire la foi, elle se nourrit de cela. La seule façon de l’éliminer, ce serait plutôt de le garder tout en lui enlevant tout son sens. On a cru que Dieu était ce type barbu qui vivait d’encens tout en se nichant dans l’Eucharistie. Or, il peut prendre diverses formes ! Et le discours religieux contamine toutes les sphères de la vie quotidienne.  Un homme politique en difficulté n’a de chance de s’en sortir que s’il avoue son méfait – et oui, il a pris de la cocaïne dans sa jeunesse (rires).  Le politicien doit se confesser d’abord aux journalistes qui ont remplacé les prêtres, puis demander pardon au peuple, ce « Dieu » de la démocratie.

LD : D’autres sociétés pardonnent-elles plus facilement à leurs chefs politiques ?

DL : Ce n’est pas tellement le problème du pardon qui m’impressionne. C’est plutôt la manière dont on l’accorde.  On exige une confession, souvent haute en émotions. Comme dans le cas de Boisclair. C’est à se demander si les Québécois ont déjà été au théâtre ! N’importe qui peut faire semblant de pleurer, vous savez (rires)? Après une pareille confession publique, on est tenu de vous pardonner. C’est un principe religieux. En démocratie, les institutions sont là pour protéger les intérêts du plus grand nombre, pas pour sauver les âmes. Au début j’avais du mal à comprendre pourquoi on pardonnait automatiquement tous ceux qui se confessaient, jusqu’à ce que je réalise que ce n’était pas un vrai pardon. Au fond, en demandant pardon, vous rejoignez la cohorte des pécheurs. Et vous êtes tenus de pardonner au prochain. On peut donc pécher puisque le pardon est possible. D’où la fameuse phrase : « Que celui qui n’a pas péché lui jette la première pierre. »  Un silence suit.

LD : Y a‑t-il d’autres principes, mis à part ceux du péché et de la confession, que retient notre société québécoise empreinte de l’influence de cette Église sans mur ?

DL : La charité, une des vertus théologales. Il arrive qu’on la place au-dessus de la loi. D’ailleurs le débat entourant l’affaire des accommodements raisonnables en est un de cette nature.  En fait, dans la Bible, l’Ancien Testament, c’est la loi. Le Nouveau Testament, c’est l’amour. L’amour remplace la loi : c’est la raison même de l’arrivée de Jésus. Quand on aime quelqu’un on n’a pas besoin de lois pour lui faire du bien. Dans son rapport avec l’immigrant, le Québécois croit qu’il peut aimer l’autre sans le secours de la loi. Il est prêt à lui offrir beaucoup plus que la loi l’exige. L’immigrant, lui, veut être protégé par la loi. Il a peur de se retrouver nu  sans protection légale si la situation change. C’est le débat du Québec d’ailleurs avec le Canada (le Québec n’est pas dans la Constitution et le Canada est venu en train la veille du dernier référendum pour lui lancer des gerbes d’amour). En démocratie, c’est toujours mieux d’être protégé par la loi. L’amour est trop imbibé d’émotions. On devient dépendant de celui qui nous aime ou que nous aimons.

LD : Vous êtes né en Haïti. On y pratique le vaudou ?

DL : Le vaudou existe de tout temps dans la culture haïtienne, importé paraîtrait-il du Bénin. Le vaudou conçoit une foule de dieux bourrés de défauts et de qualités, plus humains en quelque sorte que les dieux issus des religions monothéistes. Il y a notamment Erzulie, déesse aux multiples amants et amantes. Pas de doute, de telles influences font de moi une personne plus ouverte à une société plurielle.

LD : Qu’a le vaudou de plus caractéristique ? 

DL : Le sexe, cette force vitale que l’Église catholique a chassé de son centre, allant jusqu’à faire enfanter une vierge. Alors que le catholicisme se réclame de l’absence de sexe, le vaudou en est gorgé.

LD : Duvalier aurait-il vraiment utilisé la religion vaudou pour corroborer la légitimité de son action ?

DL : Le rapport entre la religion et le pouvoir est le même partout. Duplessis avait un rapport semblable avec l’Église. D’ailleurs, le pouvoir, le véritable, se fait toujours dans l’ombre, spécialement dans un cas tel que celui de Duvalier où l’on veut contourner les règles démocratiques afin de garder le pouvoir jusqu’à sa mort. Pour assurer une telle  permanence, il faut de solides alliances. Au Québec, l’alliance de l’État avec l’Église fut patente sous Duplessis. Mais Duplessis n’était pas un dictateur comme Duvalier, les institutions québécoises ne l’auraient pas permis. En Haïti, les trois institutions ont participé au saccage du pays : l’État, l’Église et l’armée. Évidemment un trépied, ça tient, et cela même pour faire le mal.

LD : Les régimes totalitaires sont-ils ainsi toujours plus croyants que les autres ?

DL : Visiblement ils ont besoin de l’appui du spirituel pour convaincre les gens de leur légitimité puisqu’ils ne sont pas toujours élus au suffrage universel. Alors que ces mêmes dirigeants ne sont pas croyants.  Quand Duplessis rencontre un évêque, ils ne parlent pas forcément de Dieu : ils parlent de pouvoir. Même chose pour Duvalier.

LD : Vous avez côtoyé catholicisme et vaudou. Vous optez pour quoi ?

DL : Je suis en faveur de toutes les religions. C’est d’ailleurs la seule façon d’être athée. En contestant une religion, on donne l’impression d’être troublé. La plus parfaite indifférence est de mise.  Les religions sont des manifestations, d’une certaine manière, de la créativité humaine. Comme la poésie. Que les hommes continuent à croire s’ils le veulent. Qui est-on pour le leur interdire ? Je le redis : la religion se nourrit d’interdictions. On l’empêche d’entrer par la porte, elle arrive par la fenêtre. Quand on s’en sert pour manipuler les consciences, c’est autre chose. Malheureusement, c’est le principe de base.

LD : Où en est-on présentement avec Dieu ? 

DL : Je ne sais pas si vous avez remarqué que les autobus de Montréal arborent ces jours-ci ce message intriguant : « Dieu n’existe probablement pas. » On le voit d’ailleurs un peu partout, dans les grandes métropoles occidentales. J’avais cru au début que c’était une initiative de  l’Église catholique qui voulait attirer sur elle l’attention des athées plutôt mous, en leur indiquant qu’elle était capable de faire la moitié du chemin, d’où ce « probablement»… Or il s’agit plutôt du message d’un regroupement d’athées. Plutôt drôle. Pourquoi en ce moment ?  Je trouve amusant que le Dieu barbu des chrétiens revienne sur la scène en même temps que Marx et Darwin, deux autres barbus ! La formule de Malraux se confirme encore une fois : le vingt-unième siècle sera religieux. Et sera aussi un siècle de barbus, c’est-à-dire de maîtres-à-penser.

LD : Quel avenir pour Montréal, donc ?

DL : Je crois que l’on est dans une situation où l’État québécois, tout en gardant une distance avec l’Église catholique, la soutiendra de plus en plus, afin de nourrir ce nationalisme culturel qui a supplanté le nationalisme religieux.  Les autres religions seront tolérées, mais l’église catholique reprendra de la vigueur.  Qui aurait dit que c’est Allah qui fera renaître Dieu ici ?

LD : Vous avez récemment conclu, lors d’une présentation à l’Université de Montréal, qu’on aurait intérêt à ne pas faire comme les Romains à Rome. On devrait plutôt réinventer le monde. Comment le fait-on ?

DL : J’ai dit cela ? Vraiment ? (Rires) En fait, il s’agissait d’argumenter contre la phrase-clé du débat des accommodements raisonnables. Au nom de la protection de la culture nationale, on demande à l’immigrant de faire comme les Romains à Rome. Je réponds que si on fait comme les Romains, on n’apportera rien de neuf à Rome. Et puis tous les Romains ne sont pas bons pour Rome. Il faut réinventer.

LD : Oui, mais comment ? 

DL : C’est parfois en laissant aller les choses, sans trop les diriger. « Art happens » – l’art survient. L’eau ne bout pas avant d’atteindre les cent degrés.  Attendons donc qu’elle bout pour voir ce que cela donnera.  Le fouillis peut être nécessaire. Ne faisons pas de jardins trop bien réglés.  Des fleurs sauvages peuvent changer le paysage, et même la nature des choses.  Attendons un peu.

Propos recueillis par Éléna Choquette


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