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Noir sur blanc

Comment j’ai cessé de lire

Un ami m’a demandé, l’autre jour, si je n’avais pas quelques suggestions de lectures à lui faire. Le pauvre se débattait depuis un mois déjà avec un roman ennuyeux – si ennuyeux en fait que, même après un mois, il était incapable de se rappeler son titre ! Il s’est donc tourné vers moi pour que je le sorte de sa misère. Habitué à m’entendre traiter avec passion de mes auteurs favoris, et  à me voir crouler sous une pile de bouquins, il s’est dit que je serais tout indiquée pour lui suggérer un roman qui lui redonnerait l’envie de lire.

Enchantée d’avoir une occasion de causer littérature, j’ai accepté la mission avec enthousiasme. « Attends un instant, je vais te trouver quelque chose ! » Et puis, le vide. Inexplicablement, je n’arrivais à penser à aucun titre qui eut fait le bonheur de mon ami. Des titres qui habitent ma bibliothèque, pourtant bien garnie, je ne m’en rappelais aucun. Le seul auteur qui me venait en tête, c’était Georges Perec, qui occupe l’entièreté de mon esprit depuis qu’il  s’est mérité l’honneur de faire l’objet de mon mémoire, que je remets dans une semaine à peine. En dehors de lui, plus rien. Je me suis donc mise à déblatérer sur La Disparition, ce curieux roman sans e signé Perec, et sur les autres chefs‑d’œuvre inventifs de l’écrivain, jusqu’à ce que mon interlocuteur m’arrête : « Et à part Perec ? ».

J’étais mortifiée. Je venais de me rendre compte que la littérature m’avait échappé. Trop occupée à l’étudier, je ne me laissais plus charmer par elle. J’avais cessé de lire. Entendons-nous bien : je n’ai jamais autant lu qu’en ce moment. Je n’ose même pas imaginer le nombre exact de pages que j’ai parcourues, durant ces trois dernières années passées sur le charmant campus mcgillois. Mais à force de lire ce que l’on doit lire, n’en vient-on pas, faute de temps, à oublier sur une tablette ce que l’on a envie de lire ? Ne vous méprenez pas : j’ai lu, dans le cadre de mes cours, des chefs‑d’œuvre de la littérature dont j’ai apprécié chaque ligne. Mais avec les échéances, les tests, les dissertations, le mémoire et tout le reste, j’ai fini par oublier le plaisir de lire, le frisson. Je ne peux m’empêcher de me demander si ce ne serait pas un phénomène courant chez les étudiants en littérature. Mes collègues ont-ils su, mieux que moi, maintenir la flamme en vie malgré les nuits blanches passées à bûcher sur des textes rébarbatifs ?

En continuant de discuter avec mon ami lecteur, j’ai fini par retrouver mes amours d’antan. Il m’a parlé d’un roman qu’il avait lu récemment, de Louis Gauthier, et ça m’est revenu : j’aime Louis Gauthier. Sitôt rentrée chez moi, j’ai sorti Anna, son premier roman, de ma bibliothèque et j’en ai lu quelques pages. Un chapitre ou deux, pas plus. Il n’en fallait pas davantage pour me rassurer : l’étincelle y était encore. Même bien cachée au fond de moi, étouffée par de trop longues heures passées à la bibliothèque  McLennan, le nez plongé dans des ouvrages théoriques, elle continuait de briller timidement. Elle n’avait besoin que d’un peu d’air.


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