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À gauche de la gauche

L’anarchie, telle que montrée dans les médias, évoque des images de violence et de casse causés par des extrémistes vêtus du sempiternel chandail de Che Guevara. Entendre parler de « lutte ouvrière » ou de « prolétariat » ramène à des idéologies que l’on croirait disparues, ensevelies sous les décombres du mur de Berlin ou de l’ex-URSS. Et pourtant, des gens militent encore et toujours pour ces idées que d’aucuns jugent obsolètes. Dans l’ombre, ils se sont organisés en une multitude de groupes qui s’unissent ou se déchirent au gré des batailles idéologiques. Quel visage a leur combat aujourd’hui ?

Divisés pour mieux régner ?
Les traditions anarchistes, libertaires et communistes sont relativement jeunes au Québec et ne sont jamais parvenues à s’implanter durablement, naissant et mourant au gré des fluctuations politiques. Rien de comparable à la situation en France, où les partis libertaires ne sont pas relégués à la marge et obtiennent un faible, mais réel support populaire. Au Québec, les premiers groupes anarchistes et libertaires sont nés il y a environ trente ans. Dans la majorité des cas, ces organisations n’existent plus ; parmi ces premières tentatives anarchistes, seule La Sociale, née durant les années soixante-dix, n’est pas disparue. Après quelques années d’essoufflement, le Sommet des Amériques, en 2001, a fait éclore une pléthore de petits groupes déterminés à agir pour lutter contre le monde capitaliste qu’ils abhorrent. Quelques années plus tard, le mouvement anarchiste se modifie de nouveau.

Le 23 novembre 2008 dernier, la section québécoise de la Fédération des communistes libertaires du Nord-Est (NEFAC) s’est refondue en une nouvelle organisation, l’Union Communiste Libertaire (UCL), lors d’un congrès tenu à Hochelaga-Maisonneuve. Des groupes libertaires de quelques pays ont salué l’initiative et envoyé des représentants pour assister au congrès. Cet événement se voulait symbolique d’une renaissance, d’un nouveau départ idéologique pour le groupe. L’ex-NEFAC est l’une des principales organisations anarchistes au Québec, avec des groupes affiliés à Québec, Sherbrooke, Drummondville, Saint-Jérôme et au Saguenay. D’orientation communiste-libertaire, elle compte une cinquantaine de membres, dont la plus grande part vit en sol montréalais. À Québec, où les groupes libertaires et anarchistes ne courent pas les rues, le collectif La Nuit, associé à la NEFAC, garde le flambeau du radicalisme allumé. Depuis septembre 2007, il dispose notamment d’une émission sur les ondes de la radio communautaire, née, selon le porte-parole Nicolas, « des débats internes sur la montée de la droite populiste dans [la] région. »

La refonte de l’ancienne NEFAC est symptomatique de la volonté des militants anarchistes de renouveler un mouvement qui ne connaîtrait présentement pas ses meilleures heures. Simon, anarchiste rencontré à la librairie l’Insoumise, croit que l’anarchie est actuellement dans « un creux de vague ». Sceptique, il ne pense pas que de simplement rebaptiser l’ex-NEFAC changera grand chose à la situation. Les groupes anarchistes restent fondamentalement divisés par des questions idéologiques qui déchirent les militants. D’un mouvement anarchiste à l’autre, les visions du monde et les méthodes sont loin d’être les mêmes. L’emploi de la violence et le radicalisme des positions adoptées ne sont que quelques-uns des éléments qui séparent les groupes.

Internet a aussi changé le mode de fonctionnement des différentes organisations. Un survol rapide d’Internet permet de constater le nombre imposant de groupes anarchistes au Québec, même si plusieurs d’entre eux ne comptent qu’une poignée de membres. La Pointe Libertaire, Antifa, l’UCL et Anarkhia disposent tous d’un site Internet à jour, et plusieurs se sont munis de blogues. Ces derniers, aux dires de Simon, seraient le nouvel Eldorado d’organisations qui, disposant souvent de peu de moyens, peuvent diffuser au plus grand nombre leur message sans contrainte d’espace ou de temps. Simon, cependant, voit en leur arrivée un des facteurs supplémentaires ayant causé l’éloignement des militants anarchistes les uns des autres : la présence virtuelle a supplanté la présence physique, et faute de contacts, l’on finit surtout par prêcher à des convertis…

Un des groupes anarchistes les plus radicaux à l’heure actuelle est Hors‑d’œuvre, dont l’arrivée sur la scène montréalaise est toute récente. À la suite des émeutes de Montréal-Nord, certains des membres du groupe ont distribué des tracts dans les écoles secondaires des quartiers défavorisés de la ville, invitant les jeunes à créer une organisation révolutionnaire capable d’opposer leur force à celle des forces de l’ordre. Le texte se terminait sur une provocation : « En passant, le propane, c’était une criss de bonne idée »  Les policiers sont rapidement intervenus pour mettre fin à la distribution de tracts. Un des membres du groupe ayant distribué le fameux texte assure avoir reçu un accueil excessivement positif des jeunes, mais les bulletins de nouvelles ont accordé une couverture beaucoup moins favorable à l’événement. Hors‑d’œuvre est loin de faire l’unanimité parmi les autres groupes contestataires.

Il faut dire que Hors‑d’œuvre s’inscrit à contre-courant du mouvement général. La tendance semble être moins à la radicalisation qu’à la participation des militants à des organisations dites mainstream. Selon Simon, les militants anarchistes désabusés se tournent de plus en plus vers les syndicats, les groupes féministes et écologistes, les comités d’action sociale ou le mouvement étudiant pour mettre en action leurs idées, plutôt que vers des groupes proprement anarchistes.

À travers les différends idéologiques, le symbole le plus visible de la capacité des groupes anarchistes à s’unir est la librairie l’Insoumise, qui a pignon rue Saint-Laurent. Le bâtiment où elle loge a été acquis en 1982 par l’Association des espèces d’espaces libres et imaginaires, et la librairie a trouvé son format actuel en 2002. Sept groupes assurent la permanence bénévolement et, contre vents et marées, la librairie parvient à assurer sa survie. Le Salon du livre anarchiste, qui a lieu en mai, favorise aussi la coopération entre des factions moins portées à fraterniser dans d’autres circonstances.

Une haine qui ne veut pas mourir
Les relations entre les différents groupes anarchistes et la police ont rarement été empreintes de douceur. Les arrestations massives ont longtemps été le lot de certaines manifestations, notamment de la désormais célèbre Manifestation contre la brutalité policière. Bon an mal an, celle-ci se termine toujours par un nombre d’arrestations élevé, les policiers ayant pris l’habitude d’intervenir au moindre signe de casse. Cette année, après que quelques vitrines de commerces ont été brisées, quarante-sept personnes auraient été arrêtées par les forces de l’ordre ; total qui, en regard des centaines de personnes ayant subi ce sort lors de certaines des manifestations précédentes, reste relativement peu élevé.

Plusieurs militants anarchistes ont exprimé la frustration ressentie vis-à-vis du corps policier, qui demeure pour eux le bras armé d’un État qu’ils rejettent. Ainsi, Jean-François, un des porte-paroles du collectif La Nuit, raconte : « Vous pourriez faire des émeutes à la suite d’une victoire du Canadien de Montréal et voir les agents de police « battre en retrait » parce que « frapper à vue est une technique du passé ». Quelques jours après, des manifestants politiques se verront passés à tabac par les mêmes flics qui, ô surprise, souffrent d’amnésie et trouvent soudainement que les gens qui ne font que marcher dans la rue sont une menace et que les frapper reste la seule solution. »

Simon croit que les forces policières ont comme politique officieuse d’arrêter une grande quantité de jeunes militants anarchistes lors des manifestations, et ce, dans le but de leur donner une bonne frousse et de les dissuader une fois pour toute de poursuivre leur implication dans les mouvements radicaux par la suite. Des peccadilles seraient ainsi employés pour justifier leur arrestation, quitte à  relâcher les jeunes anarchistes quelques heures plus tard vu l’absence de raisons justificatrices. Même si les plus vieux manifestants ne semblent pas avoir autant de contacts négatifs avec la police, une hostilité très forte reste présente.

Portrait d’«anars »
Il est difficile d’estimer le nombre d’anarchistes à Montréal. En tentant d’avancer un nombre, Simon cite en exemple le Salon du livre, qui accueille chaque année environ mille personnes. Les anarchistes purs et durs, ceux qui s’impliquent avec ardeur dans les organisations militantes, ne sont pas nombreux.

L’anarchiste type serait plutôt jeune : entre vingt et vingt-cinq ans. Pourtant, les anarchistes rencontrés pour ce reportage étaient généralement plus âgés ; un facteur attribué, entre autres, au fait que le bassin anarchiste se renouvellerait moins qu’auparavant. Si la première jeunesse peut se conjuguer plus facilement avec la liberté des principes anarchistes, qu’en est-il de l’âge adulte, celui des responsabilités, des bébés, de l’emploi ?

Nicolas, militant de longue date dans la capitale québécoise, ne croit pas que cela pose problème. Il confie : « Le Journal de Québec a déjà dit que j’étais ″l’anarchiste communautaire de service″… J’ai trente ans et comme la moitié des membres du Collectif, j’ai des enfants (deux filles) alors j’imagine qu’il est possible d’élever une famille tout en étant anarchiste. » Il doute toutefois qu’il y ait un mode de vie proprement anarchiste : « C’est très élastique, ça, et je ne crois pas que ça existe. Mon mode de vie, en tout cas, n’est pas très différent de celui de mes voisins qui sont dans Québec solidaire. »

F., porte-parole de l’UCL, abonde dans le même sens : « Je travaille à temps plein, comme la majorité de mes camarades. Plusieurs ont des familles et des enfants, nous avons donc un mode de vie à peu près « normal ». Je ne m’identifie pas vraiment à un mode de vie anarchiste, par la musique, l’habillement, l’alimentation… Je me définis d’abord par ma situation économique de salarié, et non par mon idéologie. »

Et les élections provinciales ? Cela va de soi, l’appui des anarchistes ne va pas aux grands partis traditionnels… Si le débat politique est suivi par plusieurs blogueurs, il reste que l’abstentionnisme est pratique courante. Pour encourager un État qu’on déteste ?


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