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La Russie des possibilités

Notre image de la Russie est souvent bien limitée : vodka, matriochki (les poupées traditionnelles), babouchka (la fameuse grand-mère), Poutine (le charismatique président au nom de notre célèbre combinaison frites – sauce brune – fromage en grains). Au-delà de ces lieux communs, la réalité russe, aussi riche que complexe, se décline en contradictions et en demi-tons. Mais pourquoi ce pays est-il si difficile à déchiffrer ?

Rideau noir : la Russie cachée

Bien que le Rideau de fer soit aujourd’hui un élément du passé, de nouvelles barrières nous empêchent de comprendre la véritable Russie. Riche en gaz naturel et en pétrole, elle possède le quart des réserves mondiales de gaz. Ces ressources tant convoitées hissent la Russie au palmarès des nations les plus influentes de notre siècle. Gazprom, compagnie détenant le monopole russe des ressources pétrolières, fait pratiquement partie intégrante de l’État. Est-ce vraiment si choquant quand on sait que pétrole et politique, dans la plupart des pays du monde, ne font désormais qu’un ?

Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, l’économie russe a bondi, surtout grâce à la montée des prix du pétrole. Le rouble a repris de la valeur et le produit intérieur brut a remonté à son niveau de 1990. Le pouvoir d’achat des Russes s’est accru, permettant à la population de se procurer les biens étrangers disponibles depuis l’ouverture des marchés. Mais avec les hausses importantes du taux d’inflation dans les dernières années (9,6% en 2006), l’économie est encore fragile.

Les signes de prospérité se propagent peu à peu : magasins de luxe, restauration rapide (les McDonald’s sont bondés). Les Russes ont de plus en plus d’argent à dépenser. Entre 2000 et 2004, la surface marchande a triplé dans la région de Moscou. Il est tout de même fréquent de trouver des bouteilles d’huile d’olive entourées d’antivols. Le protectionnisme se fait encore sentir pour les produits venus de l’étranger. De plus, les grandes sociétés russes sont contrôlées en grande partie par des oligarchies, groupes sélects de nouveaux riches dont la fortune s’est constituée au début des années 1990. Pionniers de l’entreprise privée sous Gorbatchev, ils ont pu profi ter des premières années de la libéralisation des marchés et sont parvenus à amasser des fortunes considérables. Ces néophytes du pouvoir économique contrôlent aujourd’hui les secteurs de la métallurgie, du pétrole, des télécommunications et des banques. Les disparités économiques sont donc un problème grandissant de la société russe.

Les nouveaux riches, aussi connus sous le nom de « Nouveaux Russes », exhibent leur prospérité à l’aide de luxueuses voitures importées, symboles sacrés de la réussite et avantages ultimes de l’ouverture des marchés. Ils sont aussi facilement repérables sur les plages de Saint-Tropez, chaîne en or autour du cou.

Pour la classe moyenne cependant, ces oligarchies sont plutôt une conséquence négative de la libéralisation économique et contribuent à la désillusion de la population face au modèle occidental. Il est fréquent de rencontrer des babouchki qui vous parleront des temps communistes avec nostalgie. Sans doute se remémorent-elles naïvement leur jeunesse dorée en oubliant les mauvais côtés. Le Rideau noir, c’est aussi des barrières procédurales. Être touriste en Russie n’est pas de tout repos. De plus en plus de Russes parlent anglais, mais la connaissance de la langue russe est toujours préférable pour les étrangers qui désirent plonger dans la Russie des Russes. Les visas de groupe ne permettent pas les balades indépendantes. Le touriste moyen se retrouve donc bien souvent coincé et dépendant d’un guide… Plus intéressantes encore sont les barrières pour les affaires. En plus de devoir faire face à des procédures bureaucratiques à n’en plus fi nir, l’homme d’affaires étranger devra aussi compter sur la bonne foi d’un contact local, actionnaire majoritaire de la société en question.

Stolichnaya, Marlboro et pop culture : « L’âme russe » dans tous ses excès

Les rues de Saint-Pétersbourg et de Moscou grouillent d’ardeur et de dynamisme. Les gigantesques artères à huit voies exhalent de la fumée noire. Les voitures accélèrent et freinent à grands coups, les accidents sont un lieu commun. C’est la Russie du XXIème siècle qui embraye une nouvelle vitesse. À Saint-Pétersbourg, de grandes affi ches Gazprom sont placardées sur les échafaudages tout neufs d’une ville en rénovation. Au lendemain des célébrations de son tricentenaire (en 2003), la ville peaufine maintenant ses arrière-cours. Malgré tout, le travail de restauration qui reste à accomplir dans cette ville aux indéfi nissables merveilles architecturales reste colossal. Le centre-ville, contrairement aux métropoles occidentales, est encore amplement habité par des gens normaux, de classe moyenne, qui survivent grâce à la nourriture surgelée achetée au productki (dépanneur) pour quelques kopecks.

Dans les rues, la police assure le respect des consignes, tout en réclamant d’occasionnels pots-de-vin, souvent sans aucune raison… Les rues piétonnes, qui échappent au vrombissement des voitures, ont elles aussi leur petit nuage de pollution, mais d’une nature différente. En Russie, la cigarette est un véritable mode de vie. Et le tabagisme ne semble pas prêt d’être banni de la vie publique. Il est fréquent de devoir retenir son souffl e derrière une vague de passants conversant au téléphone, cigarette entre les lèvres.

La Russie, c’est aussi la culture de l’alcool. Le Russe sait boire. La vodka est disponible à un prix dérisoire (sans parler de la domashnaïa, concoctée dans les baignoires des appartements). À son arrivée sur le marché russe, la bière était considérée comme une boisson gazeuse. Elle est rapidement devenue très populaire, allant jusqu’à détrôner en chiffres de vente le symbolique Coca-Cola. Même si l’alcoolisme est toujours un problème social important, la vodka demeure avant tout un symbole festif et une fierté nationale. Les rumeurs courent : il paraît que la Russie a fait construire un oléoduc de vodka ! La population est active et profite de chaque occasion de faire un peu d’argent. Il suffit d’étendre le bras quelques secondes dans la rue pour qu’une voiture s’arrête et vous offre le passage. C’est de cette manière que les automobilistes font leur argent de poche. Cette nouvelle Russie, c’est la Russie des possibilités.

Les jolies Russes

Dans la version anglophone de sites Internet russes, des bandeaux publicitaires annoncent : « belles fiancées russes cherchent maris » et « rencontrez des beautés russes ». Les belles Russes, fidèles à leur réputation, espèrent quitter la campagne pour une vie occidentale et tout ce qu’elle peut leur apporter : une éducation pour leurs enfants, une plus grande sécurité matérielle et un futur doré. Ce rendez-vous avec l’amour semble si commun que même le Guide du routard y fait référence. On peut cependant douter du rôle de Cupidon dans l’entreprise. Il est courant de voir de bruyants Américains enlacer avec machisme quelquesunes de ces beautés russes. La prostitution est aussi un problème important dans le pays. La Russie est depuis quatre ans sur la liste d’alerte du gouvernement américain, qui publie chaque année un rapport sur le trafic d’êtres humains dans le monde. Sur une note plus gaie, la Russie est une perle d’or pour les agences de mannequins. D’ailleurs, plusieurs grandes enseignes investissent temps et argent pour parcourir les petits villages russes, en quête de la dernière beauté divine.

Pas de « fierté » russe

Un talk-show télévisé donne la parole à une épouse désemparée par le départ de son mari homosexuel. Confrontée par l’animateur, la mère de l’ex-mari le défend en affi rmant qu’il est « normal ». Pourtant, l’acceptation de l’homosexualité n’est pas encore chose faite dans la société russe. Le maire de Moscou, Yuri Luzhkov, a fait scandale en Occident en qualifiant l’homosexualité de « satanique ». La première édition d’une marche de la fierté gaie, en 2006, avait été interdite par la ville. En mai 2007, les rues de la capitale russe ont été la scène de violentes répressions lors de sa seconde édition, alors que la présence d’activistes occidentaux a vraisemblablement mis le feu aux poudres. Une délégation étrangère, venue remettre au maire Luzhkov une lettre d’appui à l’événement, signée par cinquante membres du Parlement européen, a été attaquée par des groupes extrémistes sans être défendue par les forces de l’ordre présentes sur les lieux. Face à cette violente répression et à l’inaction des autorités, le danseur et chorégraphe Boris Moiseev, une des premières personnalités russes à afficher son homosexualité, a lancé un appel au calme. « Le pays n’est pas prêt », a‑t-il affirmé.

Pravda ou pas ?

L’assassinat d’Anna Politkovskaïa, en octobre 2006, a fait couler beaucoup d’encre à propos de la liberté de presse en Russie. Selon le New York Times, treize journalistes sont morts de façon suspecte depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000. Mais le contrôle de la presse par le pouvoir politique semble inquiéter davantage les Occidentaux que les Russes. La presse a longtemps été l’organe de diffusion des leaders politiques. La situation actuelle semble inacceptable en regard de la sacro-sainte liberté d’expression occidentale, mais elle représente tout de même une amélioration par rapport à la tradition journalistique russe.

La presse critique existe et l’on peut retrouver une variété d’opinions dans les journaux russes. Leur faible tirage annihile cependant le débat public qui tente d’en émerger. Le sensationnaliste tabloïde Moskovsky Komsomolets, qui couvre des faits divers scabreux, des scandales de corruption et qui fait dans le potinage artistique, publie chaque jour deux millions d’exemplaires, loin devant les autres quotidiens dont les tirages dépassent rarement le quart de million. Le respecté Kommersant tire, par exemple, 117 500 exemplaires chaque jour. Ces chiffres ne sont cependant pas tellement différents des tirages québécois du Journal de Montréal et du Devoir…

La télévision est le média de masse ayant la plus grande influence dans la société russe. Les séries américaines et les mélodrames mexicains doublés en langue russe qui peuplaient les ondes avant 1991 ont cédé la place à un contenu russe diversifié. Séries policières, émissions de variétés, de cuisine ou d’exercices, jeux télévisés : la télé russe fourmille de divertissement populaire. Les vedettes se multiplient, tout comme les groupes pop, sur les ondes du populaire réseau MTV. Depuis 2004, ce dernier récompense les nouvelles icônes de la musique pop lors d’un gala, où les trophées sont en forme de matriochki. La majorité du contenu télévisuel politique couvre les activités du président Poutine. Même si elle ne tombe pas dans la propagande, la critique politique télévisuelle russe ferait tout de même frémir d’envie les magnats occidentaux de la « pensée unique ». La création d’une opinion publique ne semble pas préoccuper les stations de télé russes, ni les groupes qui les contrôlent (Gazprom Media en tête). Le contenu politique se trouve partout. Au début de l’automne, plusieurs membres du parti Russie unie ont été invités à parler de leur jeunesse dans le cadre d’une populaire émission pour enfants. En entrevue à Novaïa Gazeta, alors que la journaliste lui fait remarquer que ses invités semblent choisis pour leur appartenance au parti majoritaire, l’animateur Yuri Vyazemski se défend d’avoir des intentions politiques : « Pour moi, ce ne sont que des gens intéressants ».

Redéfinir la réalité

Malgré les difficultés économiques et politiques auxquelles elle fait face, la Russie reprend des forces. Quel rôle jouera-t-elle dans le contexte multipolaire du XXIème siècle ? La majorité de la population habite la partie européenne du pays, alors que la majorité du territoire se trouve à l’est de l’Oural. À cheval entre deux continents, la Russie arrivera-t-elle à faire le pont entre la vieille Europe et les nouveaux dragons asiatiques ? Encore stagnante, la Russie orientale pourrait bien devenir une région stratégique dans un XXIème siècle résolument orienté vers l’Asie. L’identité russe, forte et fière, est plus que jamais en redéfinition. Sans laisser tomber ses racines, la société russe entre dans la modernité et, ce faisant, la transforme. La nouvelle Russie explore ses possibilités.


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